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Vittorio Morfino.
Althusser, Spinoza et la temporalité plurielle

Colloque annuel de
clôture du séminaire de philosophie politique «Penser la transformation».


Mardi 28 mai 2013.

Université de Montpellier 3, site Saint Charles

Si on voulait indiquer un concept fondamental dans la relecture qu’Althusser a proposé de Marx dans ses deux grandes œuvres des années soixante, Pour Marx et Lire le Capital, celui-ci serait, sans aucun doute, le concept de temps. C’est un concept qui se trouve au croisement des différents parcours tracés par Althusser à travers les textes de Marx, des classiques du marxisme et, last but non least, de Bertolazzi et de Brecht.

1. La dissymétrie de la temporalité dans le «Nost Milan»

Le problème de la temporalité fait son entrée, et se met au centre de la scène, exactement dans l’article dédié à ces derniers («Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht. Notes sur un théâtre matérialiste» publié dans la revue « Esprit » en décembre 1962), article qui se présente comme une interprétation de la mise en scène du Nost Milan de Bertolazzi par Strehler. Dans les trois actes[1] de El nost Milan Althusser voit à l’œuvre deux formes de temporalité qui se relayent en scène sans qu’il y ait aucun lien causal apparent : la temporalité vide de la misère de la vie du peuple milanais et la temporalité pleine, instantanée, du drame d’un père (El Peppon) qui tue un jeune homme violent et arrogant (Carlo dit El Togasso) qui bat et exploite la jeune fille (Nina). Selon Althusser, les trois actes présentent «la même structure, et presque le même contenu : la coexistence d’un temps vide, long et lent à vivre, et d’un temps plein, bref comme un éclair»[2]. Entre ces deux formes de temporalité il n’y a aucun rapport explicite :

Les personnages du temps sont comme étrangers aux personnages de l’éclair : ils leur laissent régulièrement la place (comme si le bref orage du drame les chassait de la scène !) pour y revenir à l’acte suivant, sous d’autres visages, une fois disparu cet instant étranger à leur rythme[3].

Le temps vide est une «chronique de l’existence misérable […] d’êtres parfaitement typés, parfaitement anonymes  et interchangeables», est un temps «des rencontres esquissées, des propos échangés, des disputes amorcées», un temps qui, du premier au troisième acte, tend «vers le silence et l’immobilité». Cette représentation du temps fait allusion à l’existence d’un fait : le sous-prolétariat milanais de la fin du siècle qui vit un

temps misérable, […] un temps où il ne se passe rien, un temps sans espoir ni avenir, […] où le passé lui-même est figé dans la répétition […] où l’avenir se cherche à peine […] où les gestes n’ont pas de suite ni d’effet, où tout se résume donc dans quelques échanges au ras de la vie, de la «vie quotidienne», en des discussions ou disputes qui avortent, ou que la conscience de leur vanité fait rentrer dans le néant, – bref, un temps arrêté où rien ne se passe encore qui ressemble à l’Histoire, un temps vide et subi comme vide : le temps même de leur condition[4].

Pour Althusser, la représentation spatial de ce temps de la vie misérable des masses, que Strehler mit en scène, est magistral. Dans le deuxième acte, ce temps dévient visible, d’une façon très claire, dans les structures spatiales du vaste local d’une cantine populaire (i cusinn economich) :

Au bas d’un immense mur patiné d’usure, et presque à la limite d’un plafond inaccessible, recouvert d’inscriptions réglementaires à demi effacées par les ans, mais toujours lisibles, voici : deux immenses tables longues, parallèles à la rampe, l’une au premier plan, l’autre au second ; derrière, tout contre le mur, une barre de fer horizontale délimitant la voie d’accès au réfectoire. C’est par là que viendront les hommes et les femmes. Tout à droite, une haute paroi perpendiculaire à la ligne des tables sépare la salle des cuisines. Deux guichets, l’un pour l’alcool l’autre pour la soupe. Derrière le paroi, les cuisines, marmites fumantes, et le cuistot, imperturbable. Ce champ immense des tables parallèles, dans sa nudité, ce fond interminable de mur, composent un lieu d’austérité et d’une vacuité insoutenables. Quelques hommes sont assis aux tables […] on les voit qui mangent, absents, comme on voit tous les absents, les autres, qui dans Milan et dans toutes les grandes villes du monde, accomplissent les mêmes gestes sacrés [remplir la cuillère, la porter à la bouche, avaler], parce que c’est toute leur vie, et que rien ne leur permet de vivre autrement leur temps. […] Je ne sache pas qu’on ait jamais figuré avec autant de puissance dans la structure de l’espace, dans la distribution des lieux et des hommes, dans la durées des gestes élémentaires, le rapport profond des hommes au temps qu’ils vivent[5].

Ce temps de la misère et de la répétition est suspendu par l’irruption d’un autre temps, le temps du drame : l’apparition de Nina fait paraitre «dans un bref éclair l’esquisse d’une ‘histoire’, la figure d’un destin»[6]. Ce temps qui fait irruption en scène vers la fin des actes est un temps plein, soutenu, dramatique, «où il ne peut pas ne pas se passer d’histoire»[7], «mu du dedans par une force irrésistible, et produisant lui-même son contenu» : c’est un temps dialectique où un telos dirige la contradiction qui le traverse[8].

Quel est le sens de cette succession en scène, de l’ordre d’apparition alterné du temps vide et las et du temps plein qui le déchire sans, néanmoins, porter atteinte à sa lente indifférence ? Althusser donne une réponse paradoxale : «c’est justement l’absence de rapports qui constitue le rapport véritable». L’œuvre acquiert son sens le plus plein et original «en parvenant à figurer, et à faire vivre cette absence de rapports»[9].

Toujours dans le deuxième acte, Strehler rend évident sur la scène cette absence de rapports dans la manière la plus puissante :

Quand les hommes ont quitté le réfectoire, et que seuls y restent Nina, le père et le Togasso, quelque chose soudain a disparu : comme si les convives avaient emporté avec eux tout le décor […] l’espace même des murs et des tables, la logique et le sens de ces lieux ; comme si le seul conflit substituait à cet espace visible et vide, un autre espace invisible et dense, irréversible, d’une seule dimension, celle qui précipite vers le drame[10].

The time is out of joint. Le temps est hors de ses gonds, le monde est à l’envers, déshonoré comme dans Hamlet de Shakespeare, à partir duquel Derrida lit l’héritage du marxisme[11] : peu importe s’il s’agit là du prince de Danemark tandis qu’il s’agit ici d’un vieil homme du peuple («la misère honnête en personne»[12]), la dialectique qui les traverse est la même, ainsi que la vengeance et la cruauté du destin qu’y est inscrit. Le sujet de cette dialectique est le même et, en fin de compte, la déconstruction derridienne elle-même en reste enveloppée (puisque qu’est-ce que c’est un eschaton sans sujet, même s’il est pensé sous le signe de la différence et non de l’identité ? )[13]. Toutefois, dans la mise en scène de Strehler[14], il y a un autre temps qui s’écoule indifférent par rapport au drame. Pour Althusser cette indifférence est le sens le plus profond de l’œuvre, celui qui peut produire une distance critique dans le spectateur :

Le paradoxe de El Nost Milan est que la dialectique s’y joue pour ainsi dire latéralement, à la cantonade, quelque part dans un coin de scène et à la fin des actes : cette dialectique (pourtant indispensable, semblait-il, à toute œuvre théâtrale) nous avons beau l’attendre : les personnages s’en moquent. Elle prend son temps, et n’arrive jamais qu’à la fin[15].

Non seulement le temps du drame n’est pas le temps du monde, mais il est non plus le temps des personnages qu’ils y sont impliqués : il est le temps de la conscience morale du père, une conscience imposée, reconnaissance d’une identité bourgeoise imaginaire, et méconnaissance de ses propres conditions réelles d’existence :

La conscience mélodramatique ne peut être dialectique qu’à condition d’ignorer ses conditions réelles et de se barricader dans son mythe. A l’abri du monde, elle déchaîne alors toutes les formes fantastiques d’un conflit haletant qui ne trouve jamais la paix d’une catastrophe que dans le fracas d’une autre : elle prend cette tintamarre pour le destin et son essoufflement pour la dialectique. La dialectique y tourne à vide, parce qu’elle n’est que la dialectique du vide, à jamais coupée du monde réel[16].

La reconnaissance de ce néant de la conscience est représentée par Nina qui s’insurge contre son père, qui a tué pour elle, pour sauver son honneur, «contre les illusions et les mensonges dont il l’a nourrie, contre les mythes dont il va, lui, périr»[17]. Quand Nina dépasse la porte qui la sépare du jour, à la fin de la représentation, nous ne savons pas où elle ira et qu’en sera d’elle. Néanmoins nous savons qu’elle «part pour le vrai monde, qui […] est celui de l’argent, mais aussi celui qui produit la misère et impose à la misère jusqu’à sa conscience du ‘drame’»[18].

2. Le passé comme «réalité structurée»

A travers l’interprétation de Strehler du Bertolazzi, Althusser propose une thèse philosophique décisive : le temps réel n’est pas dialectique, la dialectique et l’instant plein qui en constitue le sommet appartiennent au domaine de l’imaginaire. L’expression «dialectique à la cantonade» indique précisément ceci : la dialectique se déroule aux coins de la scène, à la sortie des actes ; une sorte de ‘dialectique aux marges’. Une dialectique aux marges qui s’imagine comme centre. Mais, en réalité, la métaphore spatial des marges est elle-même inadéquate, puisqu’il n’y a aucun rapport entre la structure dialectique de ce temps, le temps de l’éclair comme Althusser l’appelle, le temps du drame, et le temps réel, matériel de la vie des masses. Dialectique à la cantonade signifie exactement cette absence de rapports. Il est impossible de ne pas reconnaitre dans cette expression une nette prise de distance par rapport à la tradition du hégélo-marxisme qui pense la dialectique comme la palpitation de la temporalité historique. Toutefois, dans ce premier essai rien n’est encore dit sur la temporalité réelle, historique, une fois qu’on l’a disjointe de la dialectique imaginaire qui l’enveloppe.

Althusser publie, en même temps que le «Piccolo, Bertolazzi et Brecht», un autre essai qui deviendra une partie fondamentale du Pour Marx, Contradiction et surdétermination (« La pensée » décembre 1962). On y trouve abordée pour la première fois la question de la spécificité d’une théorie de la temporalité marxiste, qu’Althusser essaie de signaler en la différentiant de la théorie hégélienne du temps. Comme il aurait dit quelques années après en décrivant son projet philosophique, Althusser opère un détour à travers Spinoza pour éclairer le détour marxien à travers Hegel[19]. Toutefois, dans Pour Marx Spinoza est encore un deus absconditus : le centre de la scène est occupé par la question du renversement d’Hegel et par le poids de cette métaphore. A travers une analyse de la célèbre postface à la deuxième édition du Capital, Althusser montre de quelle façon

cette expression métaphorique du «renversement» de la dialectique pose non pas le problème de la nature des objets auxquels il s’agirait d’appliquer une même méthode, (le monde de l’Idée chez Hegel – le monde réel chez Marx), – mais bien le problème de la nature de la dialectique considérée en elle-même, c’est-à-dire le problème de ses structures spécifiques[20].

Ces différences de structure entre la dialectique hégélienne et celle qu’Althusser attribue à Marx (que nous pouvons résumer, avec une formule, comme la différence entre contradiction simple et contradiction surdéterminée) se fondent sur une théorie différente du temps. Althusser rappelle à ce propos le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit et de la Philosophie de l’histoire. Dans la Phénoménologie

le passé n’est jamais que l’essence intérieure (en-soi) de l’avenir qu’il renferme […] cette presence du passé est la présence à soi de la conscience même, et non une vraie détermination extérieure à elle. Cercle de cercles, la conscience n’a qu’un centre, qui seul la détermine[21].

Dans la Philosophie de l’histoire

toute société historique n’est-elle pas constituée d’une infinité de déterminations concrètes, des lois politiques à la religion, en passant par les mœurs, les usages, les régimes financier, commercial, économique, le système d’éducation, les arts, la philosophie […] pourtant aucune de ces déterminations n’est, en son essence, extérieure aux autres, non seulement parce qu’elles constituent toutes ensemble une totalité organique originale, mais encore et surtout  parce que cette totalité se réfléchit dans un principe interne unique, qui est la vérité de toutes ces déterminations concrètes[22].

Althusser fait l’exemple de Rome, où «sa gigantesque histoire, ses institutions, ses crises et ses entreprises, ne sont rien d’autre que la manifestation dans le temps puis la destruction du principe interne de la personnalité juridique abstraite»[23].

La conscience dans la Phénoménologie et le principe dans la Philosophie de l’histoire définissent la qualité uniforme de la temporalité d’une époque, dont «le passé n’est opaque ni obstacle» mais il est «toujours digestible, parce que digéré d’avance». «Rome – écrit Althusser – peut bien régner dans un monde imprégné de la Grèce […] Étant déjà Rome sans le savoir quand elle s’acharnait à mourir pour délivrer son avenir romain, jamais elle n’entrave Rome dans Rome»[24]. Le passée survit dans l’uniformité temporelle d’une époque sous la forme du souvenir, qui est certes l’envers de l’anticipation mais au fond la même chose, au moins dans ce cadre conceptuel spécifique. Pour Marx, au contraire, «le passé y est tout autre qu’une ombre, même ‘objective’, – mais une réalité structurée terriblement positive et active, comme l’est, pour l’ouvrier misérable dont parle Marx, le froid, la faim et la nuit»[25]. Le passée comme réalité structurée : expression énigmatique qui nous renvoie à la théorie de la totalité sociale comme complexité toujours-déjà-donnée de l’essai sur la dialectique matérialiste, apparu dans « La pensée » en aout 1963, théorie qui s’oppose à la totalité hégélienne comme «le pur et simple développement d’une unique essence ou substance originaire et simple»[26]. La totalité complexe qui possède l’unité d’une structure articulée à dominante est exactement l’objet de l’analyse marxiste :

Lorsque Lénine dit que «l’âme du marxisme c’est l’analyse concrète d’une situation concrète» ; lorsque Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao, expliquent que «tout tient aux conditions» […] ils font appel à un concept qui peut paraître empirique : ces «conditions», qui sont à la fois les conditions existantes, et en même temps les conditions d’existence d’un phénomène considéré. […] C’est au contraire un concept théorique, fondé dans l’essence même de l’objet : le tout complexe toujours-déjà-donné[27].

La temporalité de ce tout complexe est indiquée par Althusser à travers le terme de moment. Le moment actuel est exactement la manière selon laquelle une structuration du tout déterminée, à savoir des conditions particulières d’existence, s’offre à l’homme politique.

3. La temporalité du «moment»

La question qui concerne la nature de la temporalité du moment peut être conçue comme le noyau des réflexions qu’Althusser développe dans L’objet du «Capital». Est-ce que le moment peut être conçu comme la contemporanéité de la totalité sociale ? Mieux encore, est-ce qu’on peut affirmer que cette totalité complexe et structurée dans un instant donné est contemporaine à elle-même ? Pour répondre à des questions de ce genre on doit nécessairement construire, selon Althusser, un concept de temps historique qui dépasse les évidences immédiates illusoires. Althusser s’assigne cette tâche dans l’«Esquisse du concept du temps historique» où, encore une fois, il utilise Hegel comme «contre-exemple pertinent», un Hegel dont la philosophie de l’histoire montre une conception du temps à l’œuvre marquée par deux caractéristiques fondamentales :

1) la continuité homogène du temps ;

2) la contemporanéité ou catégorie du présent historique.

Ces deux caractéristiques ne sont autre chose que les deux coordonnés de l’idée, succession et simultanéité, dans sa donnée sensible. Des deux, la plus importante est, pour Althusser, la deuxième ; celle où se manifeste la pensée la plus profonde de Hegel. En effet, la catégorie de contemporanéité montre exactement quel est la structure de l’existence historique de la totalité sociale :

La structure de l’existence historique de la totalité sociale hégélienne permet ce que je propose d’appeler une «coupe d’essence», c’est-à-dire cette opération intellectuelle par laquelle on opère à n’importe quel moment du temps historique une coupure verticale, une coupure du présent telle que tous les éléments de tout révélés par cette coupe soient entre eux et dans un rapport immédiat, qui exprime immédiatement leur essence interne[28].

Althusser pense que c’est la nature spécifique de la totalité ce qui permet sa coupe d’essence, sa nature spirituelle, le fait que chaque part soit pars totalis en sens leibnizien du terme. La continuité du temps se fonde justement sur la succession continue de ces horizons contemporains, dont l’unité est garantie par la pénétration complète du concept. D’ici on arrive au double sens du moment du développement de l’idée en Hegel :

1) le moment comme moment du développement qui doit recevoir une périodisation ;

2) le moment comme moment du temps, comme présent.

Voici tracé l’arrière-plan de la célèbre affirmation hégélienne qu’on trouve dans la Philosophie du droit :

Comprendre ce qui est, c’est la tâche de la philosophie, puisque ce qui est, c’est la raison. Pour ce qui concerne l’individu, d’ailleurs, chacun est fils de son temps ; de même manière la philosophie, c’est son temps appris par des pensées [so ist auch die Philosophie, ihre Zeit in Gedanken erfasst]. Il est aussi bien insensé penser qu’une philosophie quelconque puisse aller au delà de son monde présent que de penser qu’un individu saute son temps, saute au delà de Rhodes[29].

Le présent est, pour Hegel, l’horizon absolu de toute connaissance puisque chaque connaissance n’est rien d’autre que l’existence, dans la connaissance, du principe intérieur du tout. Dans cet horizon, une connaissance du futur est impossible et, donc, c’est aussi bien impossible une science de la politique en tant que «savoir portant sur les effets futurs des phénomènes présents»[30]. En effet les individus weltgeschichtliche (cosmique-historiques) ne reconnaissent pas le futur mais il le «devinent dans le pressentiment»[31].

Dans cette théorie hégélienne du temps historique qui «est empruntée à l’empirisme le plus commun, à l’empirisme des fausses évidences de la ‘pratique’ quotidienne que nous retrouvons dans sa forme naïve chez la plupart des historiens eux-mêmes, en tout cas chez tous les historiens connu de Hegel»[32], Althusser voit le modèle d’une conception de l’histoire extrêmement répandue, même dans le structuralisme où le couple homogénéité/contemporanéité est traduit par le couple diachronique/synchronique : «C’est la conception d’un temps historique continu-homogène, contemporain-à-soi»[33].

Le synchronique est la contemporanéité conçue au sens hégélien tandis que le diachronique n’est autre chose que le devenir de cette présence dans la «succession d’une continuité temporelle». Et cette représentation naïve du temps historique se trouve, au contraire de ce qu’on pourrait penser, aussi bien dans l’historiographie des «Annales». Certes, les historiens de cette école constatent qu’il y a des temps différents (courts, moyens, longs) et ils observent leurs interférences comme résultats de leurs rencontres, mais ils ne posent pas la question autour de la structure du tout qui détermine ces variations en des termes conceptuels. Ils estiment qu’ils peuvent mesurer ces variantes en les référant au temps continu et homogène[34].

4. L’articulation des temps

Quand Althusser parle de connaissance du moment actuel, c.-à-d. de la connaissance du tout complexe toujours-déjà-donné, quelle forme de temporalité évoque-t-il ? Certainement pas la forme de la contemporanéité, le présent historique hégélien, puisque celui-ci a un centre expressif qui se rayonne sur chaque point de la circonférence d’une façon uniforme. La forme du synchronique non plus, puisqu’il s’occupe, selon la définition de Saussure, «d’un espace de temps plus ou moins long, pendant lequel la somme des modifications survenues est très petite»[35], dont l’ontologisation dans le structuralisme permet d’y reconnaitre une sorte de «grammaire générale» d’une époque. Pas plus la multiplicité des temps de l’historiographie des «Annales», puisque cette multiplicité conserve une relation fondamentale avec le flux homogène d’un temps qui est la mesure des autres. On doit comprendre quel est la forme de temporalité propre au moment actuel, propre à la situation concrète face à la connaissance. Pour pouvoir le faire il est nécessaire de «construire le concept marxiste de temps historique à partir de la conception marxiste de la totalité sociale»[36]. Le tout social marxien

c’est un tout dont l’unité, loin d’être l’unité expressive ou ‘spirituelle’ du tout de Leibniz et Hegel, est constituée par un certain type de complexité, l’unité d’un tout structuré, comportant ce que l’on peut appeler des niveaux ou instances distincts et ‘relativement autonomes’, qui coexistent dans cette unité structurale complexe, en s’articulant les uns sur les autres selon les modes de déterminations spécifiques, fixés en dernière instance par le niveau ou instance de l’économie[37].

Althusser fait ressortir la conception marxienne de la totalité sociale par le commentaire d’un passage de l’Introduction de 1857 où Marx affirme que «dans chaque forme de société il y a une production déterminée qui décide le rang et l’influence de toute autre et dont les rapports décident donc du rang et de l’influence [Rang und Einfluß] de toutes les autres»[38]. Le tout est pour Marx «un tout organique hiérarchisé», le tout qui décide précisément de la hiérarchie, du dégrée e du indice d’efficacité entre les différents niveaux de la société.

Quel est la temporalité de ce tout hiérarchisé ? Certainement pas la contemporanéité hégélienne :

La coexistence des différents niveaux structurés, l’économique, le politique et l’idéologique, ecc., donc de l’infrastructure économique, de la superstructure juridique et politique, des idéologies et des formations théoriques (philosophie, sciences) ne peut plus être pensée dans la coexistence du présent hégélien, de ce présent idéologique où coïncident la présence temporelle et la présence de l’essence à ses phénomènes[39].

Un temps continu et homogène «ne peut plus être retenu comme le temps de l’histoire» ; ce n’est pas tout, on ne peut non plus penser «dans le même temps historique le processus du développement des différents niveaux du tout» : chaque niveau a en effet «un temps propre, relativement autonome, donc relativement indépendant dans sa dépendance même, des ‘temps’ des autres niveaux»[40].

À chaque formation sociale correspond le temps et l’histoire du développent des forces productives, des rapports de production, de la superstructure politique, de la philosophie, des productions esthétiques. «Chacune de ces histoires propres est scandée selon des rythmes propres» et elle peut être connue seulement si on détermine le concept de la spécificité de sa propre temporalité, avec son développement continu, ses révolutions, ses ruptures. On n’a pas à faire avec des secteurs indépendants, mais seulement relativement autonomes ; une autonomie relative qui est justement fondée sur un certain genre d’articulation du tout, sur un certain type de dépendance :

La spécificité de ces temps et de ces histoires est donc différentielle, puisqu’elle est fondée sur les rapports différentiels existant dans le tout […] Il ne suffit donc pas de dire, comme le font des historiens modernes, qu’il y a des périodisations différentes selon les différents temps, que chaque temps, possède ses rythmes, les uns lents, les autres longs, il faut aussi penser ces différences de rythme et de scansion dans leur fondement, dans le type d’articulation, de déplacement et de torsion qui raccorde entre eux ces différents temps[41].

Selon Althusser, Marx fut singulièrement sensible à cette problématique : dans Le Capital il montre comme le temps de la production économique ne peut pas être lu à l’intérieur de la continuité du temps de la vie ou du temps mécanique ; on a affaire, au contraire, avec un temps complexe et non linéaire, un temps des tempsqui doit être construit à partir des structures de la production, des rythmes différents qui scandent la production, la distribution et la circulation. Un temps invisible et illisible, opaque, entrelacs complexe des différents temps, des différents rythmes, des différents rotations, un temps qui peut être exhibé seulement à travers le concept et qui doit donc être construit – de la même façon selon laquelle Freud pense doit être construit le temps de l’inconscient pour pouvoir comprendre certains traits d’une biographie. Althusser souligne que dans la construction de ce concept les catégories de continu et de discontinu n’ont aucune utilité ; il s’agit de construire des catégories «infiniment plus complexes, spécifiques selon chaque type d’histoire, où interviennent des nouvelles logiques»[42].

Le moment actuel est donc un entrelacs différentiel de temps. Qu’est-ce qu’il arrive si on soumet ce moment à une coupe d’essence ?

La coexistence qu’on constate dans la «coupe d’essence» ne découvre aucune essence omniprésente, qui soit le présent même de chacun des «niveaux». La coupure qui «vaut» pour un niveau déterminé, soit politique, soit économique, qui donc correspondrait à une «coupe d’essence» pour le politique par exemple, ne correspond à rien de tel pour d’autres niveaux, l’économique, l’idéologique, l’esthétique, le philosophique, le scientifique, – qui vivent dans d’autres temps, et connaissent d’autres coupures, d’autres rythmes et d’autres ponctuations. Le présent d’un niveau est, pour ainsi dire, l’absence d’un autre, et cette coexistence d’une «présence» et d’absences n’est que l’effet de la structure du tout dans sa décentration articulée [43].

Donc, une formation sociale est un entrelacs de temps différents dont on doit penser l’écart et la torsion produits par l’articulation des différents niveaux de la structure. Le risque implicite dans cette théorie de la temporalité est de penser la coupe  d’essence non pas comme linéaire mais à échelon, en concevant l’absence d’un niveau par rapport à la présence d’un autre comme anticipation ou retard :

Si nous faisions cela, nous retomberions, comme le font souvent les meilleurs de nos historiens, dans le piège de l’idéologie de l’histoire, où l’avance et le retard ne sont que des variantes de la continuité de référence, et non des effets de la structure du tout [44].

Pour pouvoir le faire on doit se libérer des évidences de l’histoire empirique et produire le concept d’histoire. Si les temporalités différentes se référent à un même temps, on rejaillit sur l’idéologie du temps homogène :

Si nous ne pouvons pas effectuer dans l’histoire de «coupe d’essence», c’est dans l’unité spécifique de la structure complexe du tout, que nous devons penser le concept de ces soi-disant retards, avances, survivances, inégalités de développement, qui co-existent dans la structure du présent historique réel : le présent de la conjoncture[45].

Pour parler à travers les métaphores d’anticipation et de retard on doit penser le lieu et la fonction de cette temporalité différentielle dans le tout, à savoir sa surdétermination. Une théorie de la conjoncture est donc indispensable à une théorie de l’histoire. On peut en déduire deux conclusions :

1) le couple diachronie/synchronie disparait ;

2) on ne peut pas parler d’histoire en des termes générales, mais seulement de formes de «structures spécifiques de l’historicité».

C’est exactement au but de cette construction extraordinaire du concept de temps historique qu’Althusser indique, par une affirmation surprenante, une voie qui doit être encore entièrement parcourue. En effet, il semble y avoir un sens du terme synchronique qui peut être utilisé : le synchronique non pas comme temporalité de l’objet réel, mais comme présence temporelle de l’objet de connaissance[46]. Althusser écrit :

Le synchronique, c’est l’éternité au sens spinoziste[47].

5. L’éternité comme «Absolute Zugleichsein»

Le synchronique est l’éternité de Spinoza. Enfin on trouve dans la construction de ce concept tout-à-fait  nouveau de temporalité, de temps historique, un indice qui nous permet de rejoindre un modèle philosophique bien connu. Toutefois, la référence est, dans sa brièveté, un éclaire qui aveugle bien plus qu’il illumine et elle peut très bien être mal interprétée ; elle peut devenir un Holzweg. Nous en verrons tout de suite la raison. Qu’est-ce que c’est l’éternité spinozienne ? Considérons la définition d’éternité dans l’Éthique :

Par éternité j’entends l’existence elle-même, telle que l’on conçoit qu’elle découle nécessairement de la seule définition de la chose éternelle[48].

Spinoza affirme que l’éternité est l’existence qui s’écoule de la définition d’une chose éternelle. L’importance de la définition est bien plus dans ce qu’elle exclue que dans ce qu’elle affirme, comme nous montre très bien l’explicatio, où Spinoza se distancie ouvertement d’une certaine partie de la tradition philosophique qui l’a précédé :

En effet, une telle existence, on la conçoit comme une vérité éternelle, de même que l’essence de la chose. C’est pourquoi elle ne peut être expliquée par la durée – ou le temps – même si on supposait que la durée n’a ni commencement, ni fin[49].

On peut donc vérifier ce qui suit au sujet de l’éternité spinoziste : elle n’est pas sempiternitas, elle n’est pas continuation sans origine ni fin. Or, la sempiternitas est un des deux modèles plus importants à travers lequel la tradition occidentale a pensée l’éternité au moins à partir du monde grecque et puis du monde médiéval[50]. Si l’éternité n’est pas la sempiternitas il paraît évident qu’on la pense dans les termes de la simultanéité ou, en employant les termes propres à la tradition, de tota simul. L’éternité est la manière selon laquelle Dieu possède le déploiement des temps dans un présent immobile, nunc stans. Ce tota simul est la façon de penser l’éternité utilisée par des philosophes comme Boèce, Thomas d’Aquin, Descartes (dans le célèbre colloque avec Burnmann), pour ne rappeler que quelque nom.

Dans un des écrits de la période de Jena, Foi et savoir, Hegel, en présentant la philosophie de Spinoza comme théorie de l’infini envers les doctrines intellectualistes dominantes (Kant, Fichte, Jacobi), lut l’éternité spinozienne exactement dans ces termes, comme absolute Zugleich, une expression qui paraît la transcription en allemand du tota simul de Boèce[51]. Entre Boèce et Hegel il y a certainement la révolution copernicienne de Kant ; donc, ce absolutes Zugleich n’est pas l’éternité de Dieu mais plutôt la simultanéité du schéma  transcendantal kantien (qu’on peut utiliser pour appliquer la catégorie de l’action réciproque aux phénomènes et qui fonde la loi newtonienne de la gravitation universelle en des termes transcendantaux) que Hegel transforme en un schéma créateur : pas davantage la temporalité du phénomène mais au contraire la temporalité d’un noumène qui se manifeste totalement en ce qui apparaît. Cette éternité de la totalité constitue le modèle de la temporalité de ce Dieu itinérant que chez Hegel prend le nom d’époque. On en trouve une démonstration dans le fait que la catégorie qui domine l’analyse des époques, conçues comme totalité, est celle de Wechselwirkung, dont le schéma est la simultanéité, comme on a déjà vu[52].

6. Temporalité plurielle : à partir de Descartes jusqu’à Spinoza

Est-ce que l’éternité serait donc une contemporanéité absolue, modèle du présent historique de chaque époque ? Cette interprétation de l’éternité spinozienne est un Holzweg. Elle nous conduit de nouveau au point de départ et nous ne permet pas d’approfondir la fondation ontologique de l’esquisse althussérienne d’une théorie de la temporalité. Il est nécessaire de parcourir une autre voie et, donc, d’élucider la théorie de la temporalité spinozienne en cherchant dans sa source la plus proche, la philosophie de Descartes. Par rapport a cette question, la théorie cartésienne de l’espace et du temps, exposée dans les Principes de philosophie, me semble essentielle pour sa merveilleuse définition de la res extensa[53], que la tradition idéaliste a si longuement obscurcie en préférant le coté métaphysique augustinien de Descartes[54]. Le geste théorique qui, pour sa force et son audace extraordinaires, décide de tous les autres, est celui qui déclare l’identité de la substance corporelle et de l’extension : il n’y a pas d’extension qui ne soit pas corps. Il en suit :

1) la négation du vide, puisque son existence constituerait une contradiction en termes, c.-à-d. un espace dépourvu de substance ;

2) que le lieu intérieur s’identifie avec l’espace occupé par le corps.

La négation du vide et l’identification du lieu et de l’espace occupés par le corps (et en plus le refus de l’univers fini et de l’espace qualitatif d’Aristote) conduisent Descartes à affirmer que chaque mouvement est relatif en étant mesurable seulement dans son rapport avec des autres mouvements et jamais pour soi-même :

Par exemple, si nous considérons un homme assis à la poupe d’un vaisseau que le vent emporte hors du port, et ne prenons garde qu’à ce vaisseau, il nous semblera que cet homme ne change point de lieu, par ce que nous voyons qu’il demeure toujours en une même situation à l’égard des parties du vaisseau sur lequel il est; et si nous prenons garde aux terres voisines, il nous semblera aussi que cet homme change incessamment de lieu, par ce qu’il s’éloigne de celles-ci, et qu’il approche de quelques autres; si outre cela nous supposons que la terre tourne sur son essieu, et qu’elle fait précisément autant de chemin du couchant au levant comme ce vaisseau en fait du levant au couchant, il nous semblera derechef que celui qui est assis à la poupe ne change point de lieu, par ce que nous déterminerons ce lieu par quelques points immobiles que nous imaginerons être au ciel. Mais si nous pensons qu’on ne sauroit rencontrer en tout l’univers aucun point qui soit véritablement immobile […] nous conclurons qu’il n’y a point de lieu d’aucune chose au monde qui soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l’arrêtons en notre pensée[55].

Le même discours développé pour l’espace s’applique au temps. Pour Descartes chaque chose possède une durée déterminée et, donc, il y a une multiplicité ontologique des durées[56]. Le temps n’est autre chose que la mesure de ces durées par rapport à une durée régulière : le mouvement des planètes. Les différences historiques entre les calendriers relèvent précisément des différents mouvements qui ont été pris comme point de repère et de la précision dans les mesures. Locke a justement observé que ces différences interdisent ou, au moins, rendent très difficile qui se puisse constituer une chronologie commune aux peuples qui ont utilisés des calendriers différents[57]. Donc, si nous prenons le concept de situation, qui ajoute au concept de lieu la coordonnée temporelle, nous pouvons affirmer que les repères spatiaux-temporels d’un corps peuvent nous être donnés seulement en relation aux lieux et aux durées d’autres corps et jamais par rapport à un système de repère absolu.

Affirmer que la res extensa est absolument contemporaine à soi-même est donc dépourvu de sens ; elle impliquerait qu’on affirme nécessairement un point de repère immobile et extérieur.

L’audace de cette position philosophique est certainement atténuée par la géométrisation de la physique (la primauté de la géométrie sur la physique) que, grâce au postulat de l’isomorphisme de l’espace, garantit que le même instant s’écoule n’importe où dans la matière[58]. Mais elle est atténué de façon encore plus décisive, par une autre théorie de Descartes, où apparaît la vérité de l’affirmation célèbre de Feuerbach :  «Descartes, der Theolog, und Descartes, der Philosoph, sind mit einander im Kampfe»[59]. Je pense à la théorie de la création continue qui donne lieu à une conception du temps complètement différent par rapport au temps pluriel de la res extensa. Dieu crée le monde chaque instant de nouveau :

Perspicue intelligimus fieri posse ut existam hoc momento, quo unum quid cogito, e tamen ut non existam momento proxime sequenti quo aliud quid potero cogitare, si me existere contingat[60].

Donc, les choses qui sont crées existent dans un temps divisible en des parts indépendants, séparables et contingents. Continuité ou discontinuité ne sont donc rien d’autre que l’effet d’un choix de la volonté divine : aussi bien l’une que l’autre dépendent de lui. La création divine, fruit d’une volonté transcendante, restitue aussi bien la contemporanéité, le coupe d’essence, que la direction du temps (au-delà des effets sur la formulation des lois physiques, en particulier sur la deuxième loi) à l’abîme de la res extensa. Bien loin d’être pensé come un entrelacs complexe de durées, le temps deviendra dans l’empirisme de Locke la ligne le long de laquelle se suivent les idées dans l’esprit aussi bien que l’instant sera la présence d’une idée déterminée à l’esprit[61].

Encore une fois en passant par Kant, il n’est pas difficile d’arriver à Hegel et à sa conception de l’homogénéité du temps historique et de la contemporanéité.

Tout ceci peut être pensé seulement une fois qu’on a refoulée la temporalité plurielle de la matière où on ne peut pas avoir d’absolutes Zugleich

7. L’éternité comme articulation des durées : au-delà du telos et du eschaton

En concevant Dieu comme cause immanente et non pas transcendante du monde et la volonté comme un effet et non une cause, Spinoza conçoit la temporalité de la res extensa comme l’unique temporalité, déliée même de l’isomorphisme de l’espace géométrique, puisque chez Spinoza, bien au contraire de ce qu’une certaine critique voudrait, il n’y a pas une mathématisation de l’être mais une historisation (ou politicisation) de la physique[62].

Autant la continuité temporelle des instants que la discontinuité d’un instant par rapport à la ligne du temps se fondent sur la transcendance de la volonté divine : la création continuelle découpe des sections contemporaines de matière en en subjuguant la pluralité à la décision de la volonté divine (qu’elle soit pour la continuité ou bien pour la discontinuité). Tout ceci disparait dans la pensée de Spinoza pour une théorie de la temporalité plurielle où la multiplicité infinie des durées n’est pas susceptible d’être totalisée puisque l’éternité n’est pas le résultat de la somme des durées, c.-à-d. une durée indéfinie. Le concept de connexio[63] nous oblige à une pensée plus radicale, nous oblige à concevoir les durées comme des effets de rencontres de rythmes à l’infini. Donc, à partir de la connaissance d’une durée existant nous pouvons accéder à la connaissance des durées qui sont en relation avec elle (qui lui sont liées), aussi bien sous la forme abstraite et inadéquate du temps, qui rend absolu un rythme particulier en en faisant la mesure de tous les autres, que sous la forme de l’éternité, en concevant d’une façon adéquate la constitution relationnelle du temps en tant que connexion complexe de durées et en prenant les distances par rapport à toute tentative d’ancrer métaphysiquement le temps à la totalité (sur le modèle du scolie général des Principia de Newton selon qui l’omniprésence de Dieu constitue le temps de façon que chaque moment indivisible de la durée dure partout). Par conséquent on ne peut pas avoir des simultanéité et des successions absolues. Il n’y a pas de successions et simultanéité que dans le rapport et à cause des rencontres individuels de rythmes, de rapports de vitesse et de lenteur particuliers.

Si on conçoit d’une façon correcte le rapport des durées en termes relationnels, l’éternité doit être pensée comme immanente à l’entrelacs des durées, sans qu’on viol l’interdiction spinozienne de la penser en des termes temporels (en effet, on n’y trouve «ni quand, ni avant, ni après »[64]). Si on la pense comme contraction de chaque temps, on détruit le système relationnel des durées. Si on la pense en des termes temporels, on détruit le concept d’éternité. Il est peut être nécessaire d’essayer de la penser comme le principe d’objectivité de la relation des durées, qui consiste aussi bien dans sa nécessité (dans son intelligibilité) que dans l’interdiction de projeter sur la totalité la temporalité modale à travers l’ontologisation des auxilia imaginationis, à savoir, du temps, de la mesure et du nombre.

La connaissance sub specie aeternitatis n’est pas hors-situation, sans ombres, comme Bloch le pensait[65], mais elle est plutôt la connaissance de la réalité qui vit dans l’ombre ou, pour mieux dire, en se mettant à l’abri des effets théoriques de la métaphore platonicienne, une connaissance de rencontres et relations, connaissance qui dérive de la connaissance de la totalité en tant que cause immanente. Elle n’est jamais connaissance de l’éternité en elle-même, puisque la substance ne tombe pas sous l’intellect infini comme elle fusse un objet entre outres, mais plutôt comme si elle était une relation complexe d’objets (c.-à-d. comme connexio). Autrement dit, en étant la structure immanente des rencontres des modes qui durent, l’éternité de la substance ne se donne jamais à voir en présence, comme dans le savoir absolu de la Phénoménologie de l’esprit, mais seulement dans l’entrelacs fini de temporalités, qui est éternel exactement parce qu’il est libéré de toute hypostatization du temps, à savoir de toute image anthropomorphique de l’éternité.

Donc, si chez Spinoza la multiplicité des temps constitue un entrelacs complexe qui n’est pas réductible à la simplicité d’une essence ni à une simultanéité pourvue d’un centre, nous somme finalement en mesure de comprendre la temporalité du moment dont parlait Althusser. Le moment actuel est l’entrelacs, et le synchronique est la connaissance de cet entrelacs qui n’est pas réductible à une simple intériorité. Le moment actuel est la connaissance de Dieu à travers la connaissance des choses singulières, comme affirme la proposition où Goethe lisait le cœur et le secret du spinozisme[66]. Une fois qu’on a fait ce parcours on peut comprendre l’affirmation d’Althusser selon laquelle le synchronique est l’éternité. Althusser poursuivait en ajoutant : «Connaissance adéquate d’un objet complexe par la connaissance adéquate de sa complexité».

L’identification du synchronique à l’éternité spinozienne permet à Althusser de construire une théorie de la temporalité plurielle qui lui permet de se soustraire aussi bien à la tradition de la temporalité téléologique de la philosophie de l’histoire (qui commence avec Lessing et continue avec Hegel, jusqu’à l’hégélino-marxisme du XXe siècle) qu’à la tradition de la temporalité eschatologique de la discontinuité (de Kierkegaard à Benjamin jusqu’au Derrida de Spectres de Marx), en avançant à côté de Lucrèce, Machiavel et Darwin[67]. J’arrive à dire que c’est peut-être la critique de Spinoza à la prophétie qui a permis à Althusser de se soustraire au faux dilemme qui hante la théorie contemporaine de la temporalité : ni télos, ni eschaton, mais «connaissance adéquate d’un objet complexe par la connaissance adéquate de sa complexité». Mais on touche ici à un autre parcours de recherche.

(Traduit par Didier Contadini)



[1] Il y en a quatre dans l’original, trois dans la «réforme de la structure de la comédie» opérée par Strehler. 

[2] L. Althusser, «Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste)», dans Pour Marx, Paris, La Découverte, 19962, p. 134.

[3] Ibid., pp. 134-135.

[4] Ibid., pp. 135-136.

[5] Ibid., pp. 136-137.

[6] Ibid., p. 132.

[7] Ibid., p. 137.

[8] Ibidem.

[9] Ibid., p. 135.

[10] Ibid., p. 137.

[11] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

[12] C. Bertolazzi, El nost Milan cit., p. 21.

[13] Voir sur cette question mon «Marx sub specie theatri. La notte e il lampo in Louis Althusser», «Oltrecorrente», 2 (2000), pp. 93-102.

[14] «Là, on voudra peut-être m’arrêter, et m’opposer que ce que je réfléchis de la pièce dépasse l’intention de son auteur, - et que je rends en fait à Bertolazzi ce qui appartient de droit à Strehler. Je dirai pourtant que cette remarque n’a pas de sens, car ce qui est ici en cause, c’est la structure latente de la pièce, et rien d’autre. Peu importe les intentions explicites de Bertolazzi: ce qui compte, au-delà des mots, des personnages et de l’action de sa pièce, c’est le rapport interne des éléments fondamentaux de sa structure» (L. Altusser, «Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste)», cit., p. 141).

[15] Ibid., p. 138.

[16] Ibid., p. 140.

[17] Ibid., p. 133.

[18] Ibid., p. 141. Brecht ne considère pas cette reconnaissance, qui est sans aucun doute présente dans l’œuvre de Bertolazzi (à la fin du quatrième acte Nina affirme : «nûn, povera gent, g’hemm poch de scerní su sta terra; se fem giudizi, bisogna o patí la famm o coppàss, se de no anda in galer o fà… come foo mi! [c.-à-d. la prostituée]»; C. Bertolazzi, El nost Milan cit., p. 65), comme nécessaire : à tous ceux qui lui reprochaient qu’il n’avait pas ouvert les yeux à la Mère Courage, il répondait que l’auteur du théâtre n’a aucun intérêt à faire ouvrir les yeux à la Mère Courage mais plutôt à les faire ouvrir aux spectateurs (apud H. Mayer, «Introduzione», à B. Brecht, Teatro, vol. I, Torino, Einaudi, 1971, p. XXV).

[19] «Marx […] ne s’est défini qu’en prenant appui sur Hegel, pour s’en démarquer. Et je pense avoir de loin suIbid. son exemple, en m’autorisant de passer par Spinoza pour comprendre pourquoi Marx avait du passer par Hegel.» (L. Althusser, «Soutenance d’Amiens», dans Id., Solitude de Machiavel, Paris, PUF, 1998, p. 202).

[20] L. Althusser, Pour Marx,cit., p. 91.

[21] Ibid., p. 101.

[22] Ibidem.

[23] Ibidem.

[24] Ibid., p. 115.

[25] Ibidem.

[26] «Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) » dans L. Althusser, Pour Marx,cit., p. 208.

[27] Ibid., p. 212-213.

[28] L. Althusser, L’objet du Capital, dans L. Althusser et alii, Lire le Capital,cit., pp. 276-277. 

[29] G.W.F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, dans Sämtliche Werke, Band VI, herausgegeben von G. Lasson, Leipzig, Meiner, 1930, p. 15 (c’est moi qui traduit).

[30] L. Althusser, L’objet du Capital,cit., p. 278. 

[31] Ibidem.

[32] Ibid., p. 279.

[33] Ibid., p. 278.

[34] Pour le rapport entre la théorie du temps historique d’Althusser et l’historiographie des «Annales», voir  P. Schöttler, Althusser and Annales historiography. An impossible dialogue?, E.A. Kaplan and M. Spinker (edited by), The Althusserian Legacy, London - New York, Verso, 1993, pp. 81-98.

[35] F. Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, Tome 1, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1968, p. 227.

[36] L. Althusser, L’objet du Capital,cit., p. 280.

[37] Ibid., pp. 280-281.

[38] K. Marx, «Einleitung» zu den Grundrissen der Kritik der politischen ökonomie, dans Marx Engels Gesamtasugabe, Zweite Abt., Bd. 1, Teil 1, Dietz Verlag, Berlin 1976, p. 41 (c’est moi qui traduit).

[39] L. Althusser, L’objet du Capital,cit., p. 283.

[40] Ibid., p. 283-284.

[41] Ibid., pp. 284-285.

[42] Ibid., p. 289.

[43] Ibid., p. 290.

[44] Ibid., p. 291.

[45] Ibid., p. 293.

[46] «Ce qui est visé par la synchronie n’a rien à voir avec la présence temporelle de l’objet comme objet réel, mais concerne au contraire un autre type de présence, et la présence d’un autre objet: non la présence temporelle de l’objet concret, non le temps historique de la présence historique de l’objet historique, mais la présence (ou le «temps») de l’objet de connaissance de l’analyse théorique elle-même, la présence  de la connaissance. Le synchronique n’est alors que la conception des rapports spécifiques existant entre les différents éléments et les différentes structures de la structure du tout, c’est la connaissance des rapports de dépendance et d’articulation qui en fait un tout organique, un système. » (Ibid., p. 294).

[47] Ibidem.

[48] B. Spinoza, Ethica I, def. 8.

[49] Ibid.,  def. 8 ex.

[50] À ce propos, voire la reconstruction schématique proposée par Kneale des deux lignes qui traversent la pensée occidentale par rapport à la conception de l’éternité : «In western philosophical tradition we have found two strongly opposing views. According to the one (held by Plato, Augustine, Boethius and St. Thomas in his Platonic moods) eternity and sempiternity are incompatible, while according to the other (held by Aristotle, Epicurus and St. Thomas in his more Aristotelian moods) eternity, whether as timelessness or necessity is either identical with sempiternity or related to it by mutual entailment» (M. Kneale, Eternity and sempiternity, dans M. Grene (edited by), Spinoza. A collection of critical essays,  Notre Dame, University of Notre Dame Press, 19792, p. 236).

[51] Voire mon livre: Vittorio Morfino, Substantia sive Organismus, Milano, Guerini e Associati, 1997.

[52] Voire mon «Causa sui o Wechselwirkung: Engels tra Spinoza e Hegel», dans AA.VV., Friedrich Engels cent’anni dopo. Ipotesi per un bilancio critico, a cura di Mario Cingoli, Teti, Milano 1998, pp. 120-147.

[53] Dans un article extrêmement intelligent Ichida observe comme chez Althusser «le rapport du concept et du temps semble cesser de déterminer la philosophie, et céder la place à une rapport concept/espace» (Y. Ichida, Temps et concept chez Louis Althusser, dans AA.VV., Lire Althusser aujourd’hui, «Futur antérieur», L’Harmattan, Paris 1997,  pp. 52-53).

[54] La lecture hégélienne de Descartes dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie et aussi celle de Cousin et de son école sont en ce sens paradigmatiques.

[55] R. Descartes, Principia Philosophiae, II, §13, dans Œuvres de Descartes, vol. VIII, publiées par C. Adam et P. Tannery (dès maintenat AT), Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, p. 47.

[56] Selon Descartes la durée n’est rien d’autre que la considération d’une chose en tant qu’elle continue à exister («quatenus esse perseverat») (Ibid., I, 55, p. 26). Voire à ce propos J.-M. Beyssade, La philosophie première de Descartes : le temps et la coherence de la métaphysique, Flammarion, Paris 1979.

[57] J. Locke, An essay concerning human understanding, edited by P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1975, pp. 188-189.

[58] Voire sur ce point mon «Retour sur l'enjeu du vide», en cours de publication dans les actes du colloque Pascal-Spinoza: de l'anthropologie politique à l'épistémologie des sciences qui a eu lieu à Paris  du 8 au 10 juin 2006.

[59] L. Feuerbach, Geschichte der neuern Philosophie von Bacon von Verulam bis B. Spinoza, dans Sämtliche Werke, Band VIII, hrsg. von W. Bolin und F. Jodl, Stuttgart, Frommans Verlag, 1903, p. 297.

[60] Descartes pour [Arnauld], 4 juin 1648, dans AT, vol. V, p. 193.

[61] «Il est évident à quiconque veut observer ce qui advient dans son esprit [what passes in his own Mind], qu’il y a une suite d’idées [a train of Ideas] qui se suivent les unes les autres d’une façon constante dans son intelligence, entretemps qu’il est éveillé. La réflexion sur le fait que différentes idées apparaissent, une après l’autre, dans notre esprit, est ce qui nous fournit l’idée de la succession; et la distance entre les diverses partie de cette succession, ou bien entre deux idées quelconques qui apparaissent dans notre esprit, est ce que nous appelons la durée» (J. Locke, An essay concerning human understanding, cit., p.182 ; c’est moi qui traduit); «[…] la durée est rien d’autre que la longueur d’une ligne droite [Duration is but as it were the length of one streight Line]» (Ibid., p. 203); «Dans la durée cette petite partie peut être appelée moment, et elle est le temps pendant lequel chaque idée reste dans notre esprit, dans la succession des idées qu’il y a régulièrement lieu» (Ibid., p. 203).

[62] Pour une démonstration analytique de la thèse je renvoi encore une fois à mon «Retour sur l'enjeu du vide», cit..

[63] Sur le passage du modèle de causalité sérielle au modèle de causalité par connexion chez Spinoza voire mon «L’evoluzione della categoria di causalità in Spinoza», «RIbid.sta di storia della filosofia», 2 (1999), pp. 239-254

[64] B. Spinoza, Ethica I, pr. 33, schol.

[65] E. Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1969, pp. 999-1000.

[66] «Quand tu dit qu’on peut seulement croire en Dieu p. 101, je te repond que j’estime tres important l’observation et quand Spinoza parle de la scientia intuitiva et affirme: Hoc conoscendi genus procedit ab adæquata idea essentiæ formalis quorumdam dei attributorum ad adæquatam cognitionem essentiæ rerum, ces quelques paroles me donnent du courage pour dédier ma vie entière à l’observation des choses que je peut rejoindre et dont l’essentia formalis je peut concevoir d’une façon adéquate, sans que je me préoccupe en rien de la distance que je parcourrai et de tout ce qui me reste forclos» (J.W. Goethe à F.H. Jacobi, 5 mai 1786, dans J.W. Goethe, Gedankenausgabe der Werke, Briefe Gespräche, Band XVIII, herausgegeben von E. Beutler, Zürich, Artemis Verlag, 1949, p. 924 ; c’est moi qui traduit).

[67] Pour des raisons d’espace, je dois renvoyer ici à mes travails «Tra Lucrezio e Spinoza: la 'filosofia' di Machiavelli», dans AA.VV., Machiavelli: immaginazione e contingenza, Pisa, ETS, 2006, pp. 67-110; «Il primato dell'incontro sulla forma», dans M. Turchetto (a cura di), Giornate di studio sul pensiero di Louis Althusser, Milano, Mimesis, 2006, pp. 9-34.